Il raccrocha le téléphone, à la fois soulagé et exténué. Il s'appuya quelques instants sur le dossier de son luxueux siège de bureau en cuir, pensant qu'il venait d'éviter un énième conflit diplomatique entre l'Irlande et l'Écosse. Deux peuples bien trop fiers pour cohabiter ensembles..  James se massa les tempes. La migraine le guettait. C'était d'ailleurs l'heure de rentrer à la maison mais il n'avait pas envie de croiser le regard plein d'espoir de son épouse bien aimée.  Il commençait à peine à se détendre que le voyant lumineux du téléphone s'allumait à nouveau. Comme un automate, il appuya sur le bouton décrocher. « Mr Kingston, vous avez un appel sur votre ligne personnelle. » Poppy son assistante, qui parmi ses nombreuses missions avait celle de filtrer tous les appels de Monsieur Kingston. Il soupira. Même quand il tentait de la sortir de son esprit, Eleanor se rappelait à son bon souvenir. Il décida qu'il n'avait pas la force de l'affronter maintenant. « Dites à ma femme que je ne vais pas tarder à rentrer. » . La voix de Poppy se fit hésitante, comme toujours quand elle anticipait ses réactions. « Ce n'est pas votre femme mais une certaine Madame Hilligton. » James fronça les sourcils, se demandant ce que pouvait bien lui vouloir Lauryn Hillington. Tout ce qu'il savait était que si la plus vieille amie de sa mère prenait le temps de lui téléphoner,  il devait décrocher. Nouveau soupir. « Passez la moi. » .

Une demie heure plus tard, James garait son Aston Martin sur le perron soigneusement entretenu de la demeure des Hilligton, qui bien que située en plein cœur de Londres possédait un jardin des plus impressionnants. Inutile de le nier, James se demandait ce qu'il se faisait là. Qu'est-ce qui faisait penser à Lauryn Hilligton que lui, James Kingston était capable de raisonner sa fille qui avait soit disant choisi le mauvais chemin ? Il n'avait jamais imaginé être considéré comme un exemple. L'image d'Olivia lui traversa l'esprit et il la chassa d'un air coupable. Décidément, il n'avait rien d'un saint. Et Juliette, que lui était-il arrivée ? Il se rappelait d'une enfant délicieuse, très bien éduquée, avec qui il avait partagé de nombreux jeux malgré leur 8 ans d'écart. Elle avait été aussi une adolescente un peu gauche mais dont la beauté ne demandait qu'à éclore. Il ne se rappelait pas qu'elle ait pu poser des problèmes. Mais il devait l'admettre, cela faisait bien longtemps qu'il ne l'avait pas vue...

Il sonna à la porte et fut rapidement introduit par une employée dans le hall au marbre brillant. Il n'eut que quelques secondes à attendre avant de voir apparaître Juliette. Elle descendait les escaliers à pas lent, apparition quelque peu étrange. Il avait l'impression d'être dans un roman de Jane Austen. Il la salua d'un sourire poli qu'elle le lui rendit. Les mondanités avaient quelque chose de rassurant parfois. « Cela fait bien trop longtemps M. Kingston... ». En effet. Il avait l'impression de ne pas connaître la femme qui se tenait face à lui. Il en était vraiment resté à l'image de l'adolescente. Mais pas un instant, il n'eut de pensée qu'il pourrait regretter. Depuis toujours, Juliette lui faisait l'effet d'une cousine ou d'une petite sœur. Sans l'éclat de celle qu'il avait perdu mais il appréciait la jeune femme à sa juste valeur. «  En effet, Juliette. C'est un plaisir de se retrouver cela dit. Comment allez vous ? » . Il trouvait étrange de se retrouver face à elle, debout dans ce grand hall mais il n'était pas chez lui et ne prit pas directement l'initiative de la suite des événements. Il se contenta de retranscrire ce qu'on lui avait demandé au téléphone. « Votre mère m'a informé que vous souhaitiez prendre le thé en ma compagnie. Elle m'a dit que vous aviez besoin de conseils. Que se passe t-il ? » . Il restait évasif de manière volontaire, ne voulant pas entrer dans le vif du sujet trop rapidement.

 La conversation, mondaine à souhait, s'engagea avec une facilité déconcertante. La famille Hillington avait beau avoir été présente au sein de sa vie depuis toujours, il n'était pas aussi proche de Juliette que l'on pouvait le penser. Le fait qu'ils avaient pratiquement une décennie d'écart était une explication plausible tout comme le fait qu'il l'avait perdue de vue depuis qu'il était occupé à gravir les échelons du ministère. « Je vais très bien, merci. Et vous? J'ai entendue dire qu'Addison était de retour en ville? » . Elle essayait juste d'être polie mais le visage de James se ferma instantanément. Le retour de sa petite sœur en ville était la dernière chose dont il avait envie de discuter autour d'un thé et de petits gâteaux. « En effet, elle est de retour. » . Il n'ajouta rien. Il n'était pas le genre d'homme à se livrer facilement. Néanmoins, la jeune Juliette n'était pas responsable de la chute de son mariage et encore moins des frasques de Katherine, où plutôt Addie, le ridicule sobriquet dont elle s'était affublée. Il se radoucit et recommença à sourire.   «  Ma sœur et moi, nous avons toujours eu des rapports particuliers et compliqué. Je ne tiens guère à parler d'elle maintenant. De toute façon, d'après ce que j'ai compris, nous sommes ici pour parler de vous. » . Cette mise au point polie eut l'avantage de faire avancer les choses. Car malgré l'indifférence maniérée que James affichait, sa signature, il brûlait de curiosité à propos des raisons de sa présence ici. Pourtant, ce fut au tour de Juliette de faire une mise au point. « Bien que je sois heureuse de vous recevoir ici, je me dois d'éclaircir les choses, ma mère a organisé ce petit rendez-vous. Mes parents pense que je gâches ma vie parce que je ne me soumets pas à leurs petites envies et parce que je ne plis plus aux règles. » . James fut surpris. Il ne s'attendait vraiment pas à quelque chose comme cela. Il resta quelques secondes abasourdi tandis que le portrait de la mère de Juliette se superposait à celui de son propre père. Tous deux avait apparemment une passion pour les manigances qui leur permettaient de façonner leurs enfants selon l'image qu'ils désiraient. Finalement, il trouva quoi répondre. Ou pas.    « Je vois » . Il était aussi surpris par la franchise de Juliette qui contrastait totalement avec l'hypocrisie qui régnait dans leur monde. Et surtout, il n'avait aucune idée de quelle attitude adopter. A son tour, il fut franc. « Je vous avouerai que je ne sais pas quoi faire de cette information. Je n'avais jamais imaginé qu'on puisse me considérer comme un modèle. J'étais un fardeau pour mes parents lorsque j'avais votre âge. » . C'était Katherine la bonne fille, pas lui. Lui, il buvait, sortait et faisait semblant d'étudier. Il s'était lui aussi libéré du joug de ses parents. Il ne s'était jamais plié à leurs volontés. Il avait fait carrière dans la politique parce qu'au final, il voulait écraser les autres. Pas parce que c'était le rêve de son père. Et maintenant qu'il menait une vie scandaleuse, rencontrant des prostituées dans les bars, on lui demandait de servir de modèle à une jeune femme qui au final semblait plus équilibrée que lui. La jeune femme en question, faisait d'ailleurs de son mieux pour gommer l'étrangeté de la conversation.   « Je suis désolée que ma mère vous fasses perdre votre temps de cette façon ... mais vous êtes toujours le bienvenue pour prendre le thé. » Il sourit sans même y penser. Juliette était une fille gentille, presque susceptible de lui faire regretter ses rebuffades. « C'est aimable à vous de dire cela, Juliette. Je prendrai un thé avec  plaisir. J'ai besoin de sortir de mon bureau de temps à autre. Et nous pourrons parler. Enfin, seulement si vous en avez envie. » . Il lui emboîta le pas pour aller prendre cette fameuse tasse de thé, réfléchissant malgré lui à la situation. Il aurait dû remarquer la nervosité de Juliette face aux excentricités de génitrice et être plus aimable. Elle ne faisait pas partie de la longue liste de ses ennemis. Inutile de passer ses nerfs sur elle... « Je me rends compte que je ne vous ai pas demandé comment vous alliez par rapport à votre accident. Votre jambe ne vous fait pas trop souffrir ? » . Il lui avait envoyé une carte de bon rétablissement mais n'avait pas été très présent...

A partir du moment où Juliette avait mis carte sur table, les choses avaient été bien plus naturelles entre elle et James. Ce dernier avait beau avoir tous les défauts du monde, il aimait dire ce qu'il pensait réellement et c'était ce pourquoi il n'avait jamais accepté l'hypocrisie qui régnait dans ce monde. Bien qu'il était lui même un hypocrite en trompant sa femme... Mais cela ne l'empêchait pas d'apprécier la franchise de la jeune Hillington. « Je vous ai toujours beaucoup respecté, qui plus est, vous avait l'air différent des autres personnes de ce milieu. Mes parents me considèrent également comme un fardeau; ils pensent que je gâche ma vie. Mais ils sont incapables de voir qu'en réalité je suis plus heureuse que jamais. » Il eut un sourire désabusé devant la gentille naïveté de Juliette. Elle se trompait totalement sur son compte. A lui de voir s'il voulait conserver les apparences ou pas. Pousserait t-il l'hypocrisie jusqu'à jouer l'homme honnête en rupture avec le milieu de requins dans lequel il évoluait ? Il ne s'en sentait pas capable, pas quand Katherine était de retour, pas quand Eleanor était sur le point de le quitter « C'est aimable à vous de me dire cela, Juliette. Cependant, je ne crois pas être si différent que vous semblez le penser. Il y a eu une période de ma vie où je me suis rebellé contre ce que représentait notre milieu. Pourtant, à la fin, j'ai suivi exactement la voie que mon paternel avait tracé pour moi. Enfin, chacun de nous est différent, je pense. Qu'entendez vous par gâcher votre vie ? »

La conversation ne s'éternisa pas dans le vaste hall d'entrée et bientôt Juliette le mena dans le salon pour prendre le thé. Bien entendu, tout était prêt comme il était de coutume dans les demeures de Mayfair. La vaisselle et les gâteaux étaient soigneusement disposés. De tout ça émanait une impression de luxe à laquelle James n'était malheureusement que trop habitué. Ils s'installèrent dans des fauteuils de caractère, et le futur ministre ne fut pas long à s'emparer d'un scone. Il raffolait de ses petits gâteaux. Il cumulait tous les pêchés, de la luxure jusqu'à la gourmandise. Il irait tout droit en enfer sous le regard horrifié de ses chers géniteurs. Juliette lui tendit une tasse de thé, il la remercia par un signe de tête, tandis que la conversation déviait sur l'état de santé de la jeune femme. « Je vais bien, à vrai dire je fait encore de la rééducation, mais c'est en bonne voie. Il y a une question que je voudrais vous poser. Vous n'avez jamais trouvé que votre famille en fait trop, où qu'elle vit dans un monde surfait? Parce que c'est mon avis, je trouve que le luxe est un très beau cadeau, mais que beaucoup s'y perde. Ce n'est qu'une illusion ... c'est pourquoi je suis en quête du vrai bonheur, et c'est de sa dont mes parents ont peur.  » L'anglaise n'était pas égocentrique pour un sou, et ne voulu pas trop s'attarder sur ses problèmes de santé. Apparemment, le problème avec ses parents la tourmentait beaucoup plus. Il tenta d'imaginer comment réagirait un grand frère. « Je suis heureux d'entendre que vous allez mieux sur ce plan là. Cela a dû tout de même être traumatisant pour vous... Pour ce qui est de ma famille, je suis un Kingston. Je saisi parfaitement ce que vous voulez dire par là. Comme je vous l'ai dit, j'ai essayé de quitter ce monde lors de mon adolescence mais je crois que j'aime trop le confort et le luxe qui s'y rattache pour lui tourner le dos. Le pouvoir et la richesse vous paraissent peut être aberrants mais c'est aussi l'assurance d'une bonne vie. Enfin, c'est ainsi que je vois les choses pour mon cas. » . Il réfléchit encore un instant, pleinement conscient que la réponse qu'il était en train de lui faire n'était sans doute pas celle qu'elle attendait. De toute façon, il était coincé. Soit il se pliait aux volontés de Madame Hillington mère, soit il s'attirait ses foudres en disant à Juliette ce qu'elle voulait entendre. Dans un parfait élan de lâcheté, il choisit exactement le juste milieu. « Vous pouvez trouvez le bonheur sans renier ce que vous êtes Juliette. Vous avez peut être pitié de vos parents mais vous pouvez apprendre de leurs erreurs en traçant votre propre voie. Je l'ai fait. J'ai réussi. Du moins pendant un certain temps. Lorsque j'ai épousé Eleanor, j'ai été le plus heureux des hommes. Elle vient du même milieu que nous, mais elle a gardé sa sensibilité, son originalité, sa spontanéité. Les deux ne sont pas incompatibles. Vous pouvez changer les règles... Rien que le fait que vous preniez conscience de tout cela prouve que vous ne vous laissez pas leurrer par ce que le luxe peut offrir. Et ce qu'il ne peut pas offrir » . Il trempa ses lèvres dans le thé, bien évidemment délicieux, pour laisser le temps à son interlocutrice d'assimiler ce genre de discours. Finalement, il était plutôt fier de lui. En prônant la modération, il ne trahissait personne.